Une marche dans Kolkata

 

Nous sommes en Inde. À Kolkata, pour être plus précis.

Aujourd’hui, nous allons au marché aux fleurs, à pied et vous venez avec nous.

Robert a programmé le trajet sur son IPhone à partir de l’application Google Maps. Une fois le trajet enregistré, il peut le consulter hors ligne. Le GPS de l’appareil indique notre situation par un petit point bleu qui nous suit dans nos déplacements. Nous connaissons toujours notre position. Ne vous inquiétez pas, impossible de se perdre. Pas longtemps du moins.

Il fait froid aujourd’hui, quelques degrés plus froid que d’habitude à cette date, selon les habitants de Kolkata. Les femmes se promènent avec de grands châles épais enroulés autour de leurs épaules, par dessus leur sari. Comme d’habitude, les couleurs s’harmonisent parfaitement, peu importe la simplicité du sari. Les hommes portent un manteau et un foulard autour du cou, certains l’ont enroulé autour de leur tête. C’est l’hiver. Par contre, le soleil se montre le bout du nez en cette fin d’avant-midi et devrait nous réchauffer un peu. Nous portons nos chandails les plus chauds. Tout ira bien.

Des itinérants dorment encore, recroquevillés sous une couverture d’une couleur douteuse, couchés à même le sol ou sur des cartons étendus sur le trottoir. Certains, se sont recouverts entièrement et il est bien difficile d’imaginer un être humain blotti sous cet amas de couvertures. Les passants circulent juste à côté sans même jeter un regard. Quant à nous, nous évitons aussi de les regarder, leur laissant ce qui leur reste d’intimité. Le bruit de la circulation environnante et le passage des gens ne semblent pas les déranger. Ils sont habitués. Ils n’ont pas le choix.

La place autour du nouveau marché est curieusement tranquille. Habituellement les rues environnantes sont envahies par les marchands et les promeneurs. Le sol est entièrement couvert de marchandises de toutes les sortes. On peut trouver presque tout ici mais il est extrêmement difficile d’y circuler. Nous évitons habituellement sinon c’est la bousculade assurée ou des sollicitations qui ne finissent plus. Mais aujourd’hui, c’est pratiquement désert. Un homme nous apprend que c’est l’anniversaire d’un militaire important, il a milité pour l’indépendance du pays, en même temps que Gandhi. Plusieurs personnes ont congé et certains commerces sont fermés. En effet, les rues nous apparaissent plus calmes. Mais elles ne sont pas désertes pour autant.

Aussitôt dépassé le marché, un petit carrefour s’ouvre devant nous. Un immense marché à ciel ouvert apparaît, encadré par de hautes maisons. Le genre de marché qui s’installe le temps de le dire sur une espace vide et propose des vêtements, des saris et des châles de toutes les sortes. Les marchands arrivent avec de grandes boîtes le matin et repartent avec leur matériel invendu en fin de journée. C’est le festival des couleurs, des textures et des tissus chatoyants. La place est en pleine effervescence avec les bruits de conversations et les pétarades des motos qui se frayent un chemin à coup de klaxon. Quelle ambiance! Soudain, des femmes avec des bébés dans leurs bras nous abordent pour demander de l’argent, de la nourriture ou du lait. Elles sont insistantes, très insistantes. Une d’entre elles tire sur mon chandail alors que d’autres sollicitent mon attention en criant: « Auntie, auntie! » en espérant que je me retourne. Je résiste en sachant que certaines d’entre elles font partie d’un réseau, que d’autres auraient d’autres solutions que la rue. La présence du marché et d’acheteurs éventuels les a attirés. On nous dit de ne pas leur donner d’argent car cela les maintient dans la rue. J’ai questionné des gens du pays à plusieurs reprises et la réponse est toujours la même. Ne pas donner sauf peut-être aux personnes handicapées ou aux femmes très âgées. Même à eux, c’est impossible de donner à tous. Il y en a tellement! C’est difficile de ne pas se laisser attendrir, surtout quand le bébé nous regarde avec ses grands yeux bruns immensément brillants, les vêtements et les cheveux sales. Les plus vieux ne vont pas à l’école…quelle vie les attend? Un Indien parle aux femmes dans leur langue et à ses gestes je crois qu’il leur demande de nous laisser passer. Venez!

Secoués? Nous le sommes aussi. Je ne me suis jamais habituée. Malgré tous ces mois passés en Inde, j’ai plus de questions que de réponses. À quel soutien ces gens ont-il accès? Malgré toutes mes recherches, les réponses sont nébuleuses. J’ai entendu dire qu’à certains endroits, il y a distribution de nourriture et que plusieurs ONG font du travail sur le terrain. Pour le reste, je n’en sais trop rien et cela m’attriste, comment pouvons nous aider?

Continuons notre chemin. Robert vient de consulter le trajet sur son IPhone, nous sommes sur la bonne route. Mais il faut traverser la rue. De l’autre côté, des motos sont stationnées en rang serré sur le trottoir et il est bien difficile de se frayer un chemin. Elles sont placées si près l’une de l’autre qu’un faux mouvement qui ferait tomber une moto ferait tomber toutes les autres, comme un jeu de domino! C’est un peu le scénario qui m’inquiète à chaque fois que je dois passer entre des motos stationnées en ligne sur le trottoir. Vous connaissez ma maladresse…
Une musique se fait entendre. Allons voir! La musique se fait de plus en plus forte et le chanteur a une jolie voix. Des chaises sont placées devant une estrade.Des enfants se retournent, je leur souris et ils m’envoient la main. D’un signe, ils proposent de nous asseoir. Et bien, allons-y! Robert adore cette musique et le joueur de tabla est excellent. De temps en temps, quelqu’un réalise que nous sommes là et donne un coup de coude à son voisin en nous montrant du menton. Le sourire arrive peu après quand je leur adresse un large sourire. Nous sommes les seuls blancs depuis un bon moment déjà. Ne soyez pas intimidés. Regardez plutôt autour de nous. C’est tout un spectacle d’être assis à ce carrefour avec de grands édifices grisâtres en arrière-plan, le passage incessant des autobus d’un côté, et de l’autre, des livreurs avec un lourd chargement sur la tête. Ce n’est pas tout le monde qui est en congé. Le soleil commence à se faire plus chaud et c’est plus confortable. Le spectacle terminé, Robert serre la main du chanteur et nous reprenons notre route. Suivons-le!

Sur notre droite, un homme et son fils font leur toilette à un point d’eau situé en bordure du trottoir. Bien savonnés, il sont sur le point de se rincer. À l’eau froide. En silence, concentrés sur leur tâche, les yeux baissés. Nous détournons le regard. Ces points d’eau sont pour tous. Les cuisiniers des échoppes sur le trottoir s’en servent pour laver leur vaisselle, sur le côté de la rue. D’autres viennent faire une provision d’eau. Plus loin, des mères lavent leur enfant, une autre nettoie ses pieds et ses sandales de plastique. Cette eau n’est accessible qu’à certaines heures de la journée. Mieux vaut en profiter.

À un autre point d’eau, une femme fait ses ablutions en se cachant avec son sari alors que des hommes déchargent patiemment un camion de sable à l’aide d’une pelle. Ils ne s’occupent pas de la femme même s’ils ont dû se stationner à un mètre d’elle. Quant à la femme, elle continue à se savonner, bien concentrée. Passons notre chemin.

Quel est ce bruit? C’est le tramway qui avance lentement. Il circule dans des quartiers précis et à certaines heures seulement, selon la circulation. Il est bondé. Les passants, les motos et les autos n’ont pas le choix de lui laisser le passage. Sa route est toute tracée, il ne peut en dévier. Il y a de plus en plus de gens dans les rues, la circulation est plus dense, c’est difficile de traverser. Tenons-nous ensemble. Pour les intersections plus importantes, mieux vaut attendre d’être plusieurs avant de mettre le pied dans la rue. Le traffic n’a donc pas le choix de s’arrêter. Mais ça va, ce n’est pas long avant qu’un petit groupe se forme il y a tellement de monde! Attendons un peu.

Vous entendez des bruits de clochettes et des bêlements? Vous ne rêvez pas. Des moutons défilent devant nous. Suivies de leur gardien. En bordure de la rue, entre les vélos et les rickshaws. Un troupeau de moutons dans les rues de Kolkata, en plein après-midi. Je n’ai aucune idée d’où ils viennent, ni où ils vont. Mais je peux vous assurer que cela arrive tous les jours.

Robert consulte de nouveau notre trajet sur son IPhone. Il se met en retrait pour ne pas trop attirer l’attention et je me place devant lui. C’est une précaution que nous prenons partout même à Kolkata, où nous nous sentons en sécurité sur la rue. En plein après-midi particulièrement. Un calme règne malgré le bruit des autos et des motos qui ne cessent de klaxonner. Tout près, une petite famille est assise sur le trottoir, au soleil. Des hommes, des femmes et des enfants dans un arc-en-ciel de couleurs. Un des enfants semble raconter quelque chose et fait de grands gestes. Une des femmes le regarde en souriant, ses yeux pleins d’amour et de fierté. Elle fait des signes complices à l’homme devant elle. L’amour familial à son meilleur.

Des hommes filiformes nous abordent. Ils nous offrent de monter dans leur rickshaw. Ils le tirent avec leurs bras, marchant souvent pieds nus. Robert dit qu’il a y eu de grandes discussions sur leur sort à Kolkata. La décision a été prise de ne plus accepter de nouveaux « pulled rickshaw » mais de permettre seulement à ceux qui avaient déjà leur permis de continuer car c’est leur unique moyen de survie. Jusqu’ici j’ai toujours refusé de monter. Je ne m’en sens pas capable. Pourtant, me rappelle Robert, c’est leur gagne-pain. Nous voyons régulièrement des personnes utiliser leurs services et pas nécessairement des touristes. Et vous? Le feriez-vous? Continuons notre route.

Sur la gauche un homme se fait raser, assis sur un petit banc sur le bord du trottoir. Presque au coin de la rue. Les yeux fermés, il lève le menton avec confiance afin que son barbier puisse le raser avec plus de facilité. Les gestes de celui-ci sont lents et précis. Un moment presque intime entre celui qui a besoin d’un service et celui qui fait son travail de son mieux. Le lieu, les gens qui passent et les bruits environnants ne semblent pas avoir d’importance. Il fait bon sous le soleil d’après-midi.

De chaque côté de la rue des commerces se succèdent. Sur la droite, ceux des tailleurs de pierre. Ils travaillent assis par terre, couverts de poussière, bien concentrés sur leur œuvre. Ils ont beaucoup de talent et leur travail est raffiné. De l’autre côté de la rue, des marchands de chaudrons et de contenants de métal de toutes les sortes attendent leurs clients. Plusieurs d’entre eux lisent leur journal, bien tranquillement. Je m’arrête devant un magasin de paniers et je prends une photo. Robert me sourit, il connaît ma passion pour la vannerie. Un homme est assis devant le commerce voisin. Du regard et d’un signe vers mon appareil photo, je lui demande la permission de le photographier. Il acquiesce d’un hochement de tête et prend la pose. Je le remercie et lui montre la photo. Il sourit. La photo lui plaît. Un peu plus loin des chiens dorment sur le trottoir, étendus au soleil. Rien ne les dérange et ne bougent pas d’un poil à notre passage.

Nous marchons encore, puis Robert regarde de nouveau notre trajet. À l’expression de son visage, je réalise que quelques chose ne va pas. Nous marchons dans la mauvaise direction depuis plusieurs minutes. Intrigués par nos observations, nous avons changé de rue. Je ris…Ce n’est pas grave. Nous arriverons au marché de fleurs un peu plus tard et par un autre chemin. C’est tout.

Le quartier semble de plus en plus pauvre, les rues plus étroites. Il y a moins de commerces sauf des marchands de fruits le long du trottoir ou un peu de cuisine de rue. Nous traversons une voie ferrée et j’arrête, surprise. Un bidonville construit le long de la voie. Tout près. Très près du passage du train. Des maisons en tôle et en carton. Robert prend des photos mais j’en suis incapable…tant de pauvreté. À l’infini.

C’est le visage que nous montre Kolkata. Ces visages de la rue. Tous ces autres passants que nous avons rencontrés ont probablement une vie plus privée, sûrement plus douce. Mais celle-là, nous n’allons que la deviner. Comme un bel appartement derrière une porte entrebâillée.

Nous approchons de la rivière et des ghats. Robert me montre le pont Howrah tout près. Le marché aux fleurs commence sous ce pont. Nous sommes presque à destination, ne vous inquiétez pas. Voyez vous, sans cette erreur de trajet, nous serions arrivés de l’autre côté et nous n’aurions jamais vu le bidonville.

En approchant du pont, des bruits de toutes sortes deviennent de plus en plus intenses et nous apercevons les premiers marchands. Entourés d’un va et vient continu, très dense. J’ai lu que ce marché poursuit ses opérations jour et nuit, que ses fleurs sont distribuées partout au pays. Je le crois volontiers en observant ces hommes qui transportent de grands paniers de fleurs sur leurs têtes. Certains montent l’escalier vers le pont, toujours avec leur chargement sur leur tête. Ils crient quand quelqu’un se place sur leur route et les empêche de passer. Leur charge doit être lourde! D’autres descendent ce même escalier avec d’immenses sacs sur leur tête. Ils les déposent avec fracas aux pieds du marchand destinataire.

Une discussion s’entreprend sur notre droite. Deux femmes crient. L’une fait un signe de main à la vendeuse et fait mine de quitter. Elles se crient à distance. N’ayez pas peur…elles négocient, elles négocient serré mais c’est tout. Un camion se fraye un chemin avec difficulté. Nous devrions aller sur le côté, entre les marchands pour lui laisser de la place.

Je veux monter sur le pont pour voir la scène de plus haut. Vous venez? Oui, je sais, monter l’escalier avec tous ces gens n’est pas une tâche facile mais cela ira. Nous sommes au bout du monde, il faut en profiter. C’est beau non! Regardez! Le marché est si grand vu d’en haut! Derrière nous, un flot incessant de personnes avance sur le trottoir du pont, passant d’une rive à l’autre. Nous sommes en fin d’après-midi et les gens rentrent chez eux. Il est temps pour nous de rentrer aussi car la noirceur arrivera bientôt et nous serons mieux à l’hôtel.

Prenons un taxi, nous avons assez marché aujourd’hui. Les bruits continuels, la circulation dense, la foule, c’est fatigant au début. Et Robert veut aller déguster un bon thali dans le restaurant où nous sommes allés l’autre soir sur Park Street. Venez, vous allez aimer.

Il fait presque nuit lorsque nous arrivons finalement sur Sudder Street, la rue de notre hôtel. Les gens de la rue ont commencé à faire des feux sur le trottoir. Ils se tiennent debout, les mains tendues au dessus des flammes pour se réchauffer les mains. Les chauffeurs de taxi ont mis leur tuque et leur manteau. Les itinérants portent leur couverture sur le dos. La nuit sera fraîche.

6 réponses à “Une marche dans Kolkata

  1. Merci pour cette visite guidée. J’ai fermé les yeux (en imagination) pour me donner l’impression que tu m’ouvrais les yeux à des merveilles malgré ma cécité. C’est comme si j’y étais.
    Dis-moi, qui achète ces fleurs?
    Carmen

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    • Ces fleurs sont vendues dans d’autres villes de l’Inde. J’ai vu de longs colliers semblables à ceux du marché parmi les offrandes dans les temples ou comme décoration dans les lieux saints. Des fleurs sont aussi déposées en offrandes dans de petits temples le long des rues dans tous les villages et dans les campagnes. Dans les maisons aussi et les commerces. Une partie est aussi destinée aux funérailles, d’autres pour les mariages. Au marché aux fleurs, j’ai vu des vendeurs préparer de beaux montages. À Varanasi, où nous sommes actuellement, à notre arrivée à l’hôtel, nous avons reçu un grand collier de fleurs en guise de bienvenue. Bonnêt journée!

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  2. Janine , Robert

    Que de bons souvenirs vous nous faites revivre . Merci , le froid en moins .
    Vous n’êtes pas lourd , laissez vous transporter par cet homme ´´ rickshaws qui ne demande que cela pour survivre , vous l’aidez et je vous sais généreux . Au Bangladesh ils sont des centaines de milliers qui survivent avec quelques dollars par jour , pour le ´´nan’´ quotidien . JaRo

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  3. Ma chère Jocelyne,

    Je suis dépassée par les évènements. Je pense à toi souvent.

    J’ai trop à faire….je te reviendrai dès que le calme reviendra. Dans une dizaine de jours environ.

    Gros bisous. On t’attend pour reprendre les ateliers. Aline

    Envoyé de mon iPad

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  4. La rue, la vie merci pour la promenade, excellent texte

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  5. Merci! À chaque sortie dans la rue nous apprenons de nouvelles choses et chaque jour nous avons des surprises. J’ai beaucoup de respect pour les personnes de la rue et de la compassion pour ceux qui quêtent.

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